C’est l’aurore. Une femme nue devant la mer ou dans une clairière, dans une pose que l’on rencontre souvent dans l’histoire de la peinture, celle de la vérité mise à nue. Son visage est voilé, secrètement voilé, protégé de toute atteinte, ou dont la présence est sauvée comme par le voile de Véronique ? Tout un voile léger de mélancolie est tombé aussi sur la scène, qui efface les visages et fait écran à la lumière, la tamise et donne à l’ensemble une profondeur, un caractère lointain. Le voile dissimule et révèle en même temps. Il rappelle le fameux voile d’Isis, celui qui dérobe les secrets de la nature, que l’on force dans la tradition prométhéenne de l’humanité, ou que l’on respecte dans la tradition orphique, parce que le réel conserve ainsi son mystère. Celui- ci n’a rien de caché ou de dissimulé, il est révélé à celui qui est disposé à ouvrir les yeux sur une dimension insoupçonnée de la réalité, une dimension peut être perdue ou qui pourrait se perdre, que l’on perdrait avec beaucoup de dommage. Le mystère s’étend avec les titres donnés à ces dessins, qui évoquent des lieux de Macédoine, un pays qui semble encore plongé dans une belle antiquité gréco-latine, un lieu où ces choses « ont eu lieu ».
La peinture bien posée interroge la matière dont est faite la femme peinte : Ici elle semble sortir de la mer, naître de la mer comme Aphrodite, engendrée de l’écume blanche, elle-même provoquée par le sperme d’Ouranos (le Ciel) répandu dans les flots après qu’il eût été émasculé par son fils Cronos- le Temps ! C’est du moins ce que raconte la légende ! Sara est plus prosaïque et sa peinture n’en est que plus mystérieuse. Avec cet effet de voile le corps rentre dans l’arrière- plan du paysage et se confond avec lui, de telle sorte qu’il ne subsiste à la surface du tableau qu’un très subtil mélange de couleurs et un brassage de tous les éléments, de l’eau, du vent et même des feuillages qui s’inclinent vers cette femme, comme le faisaient les arbres sous la lyre d’Orphée. La matière au bout du pinceau et qui donne une chair à cette Aphrodite est bien faite d’écume, mais de celle qui se produit à la rencontre des flux et des fluides, de l’écume des jours et des temps, dans l’heur du présent, du passé et du futur.
Là c’est dans une clairière au milieu d’un bois menaçant d’obscurité que l’apparition se fait avec le même tremblé de la peinture, dans une lumière ouatée qui impose un silence méditatif propice au sacré, à un rituel de « crainte et tremblement ». Le vert a coulé des grands arbres dévitalisés et s’exhale du sol en vapeur légère et lumineuse, il vient nimber ce corps de femme et ses blasons, il en façonne les contours, il en interroge la consistance : sa chair ne provient elle pas de l’esprit de la nature, de ce lent et patient travail de genèse entre la lumière et le sol pour produire le végétal et toutes les ressources nécessaires à la vie, n’est-ce pas cette sève qui coule en elle et lui donne vie, bien mieux que l’argile dont est fabriqué Adam, le premier homme…
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Sur l’homme et la femme, sur leurs liens et leurs luttes tout semble avoir été dit, tous les voiles sont levés et pourtant quand l’artiste sonde son papier, ses crayons et ses couleurs pour en signifier quelque chose il parait désarmé, ou pas mieux armé que quiconque, et d’ailleurs on ne l’attend pas sur ce terrain .En dessinant Sara Danguis se confie entièrement au papier au contact duquel ses formes et ses couleurs feront surface comme d’une source cachée en dessous, et dont elle assure le passage. C ‘est sans doute là que réside le mystère de ses apparitions qui évoquent des naissances d’êtres de papier à accompagner avec soin pour en préserver la fragilité et l’enchantement, à qui elle assure une existence orphique. On ne sera pas étonné de trouver dans cette exposition un dessin qui est comme un acte de foi et un manifeste artistique : celui de ce corps de femme surgissant d’un papier kraft froissé, d’un emballage pour légumes.
Sara. H Danguis met en scène son propre corps nu, le visage dissimulé sous un voile, un corps privé de son visage et du symbole de l’identité, où les organes sensoriels sont oblitérés, les plus caractéristiques de la sensibilité, la vue, l’ouïe, l’audition, le goût, un corps qui n’offre au regard que sa peau, cette surface qui est comme le disait Valéry ce que l’homme a de plus profond…
Dans une exposition de dessins sur le thème du subjectile, le corps dénudé qui n’offre que sa peau au regard prend tout son sens : la peau est une surface réfléchissante comme un miroir, une surface sensible qui enregistre tout ce qui résulte de l’engagement d’un corps dans un monde, dans la nature et dans l’histoire, une surface imageante qui va donner une forme et une visibilité à des microphénomènes invisibles et impalpables, liés à l’air du temps, aux changements devant lesquels on veut rester aveugle et qui affectent la sphère de l’écologie, les relations avec la nature et les relations des hommes entre eux . La peau est le subjectile où se dessine la sensibilité des femmes aux changements de l’atmosphère vitale.
Par sa peau la femme est Venus Aphrodite, née de l’écume de la mer et de son atmosphère dont elle garde l’empreinte, elle est fille de la Nature, des arbres dont elle enregistre les couleurs et les mystérieuses synthèses de la sève tout autant que les blessures et les souffrances, elle est ce spectre vide plongé dans un monde sans substance, et pourquoi pas ce voile qui enregistre les traits de la face humaine, comme celui de Véronique, quand notre monde se sera effondré.
Sara. H Danguis a été formée à l’Ecole de Communication visuelle, aux Beaux-Arts et à l’Atelier de Sèvres. Elle a participé à notre dernier salon du dessin 93, sous le signe de l’orphisme. Elle vit et travaille à Montreuil.